C’était une journée ensoleillée du juin 2003. À peine âgé de 18 ans,  j’avais l’habitude de me rendre, chaque vendredi après-midi, à la plage Aïn Diab, située dans ma ville natale de Casablanca, en compagnie de trois amis de l’époque. Comme à l’accoutumée, notre programme commençait par un match de football contre des inconnus, suivi d’un rafraîchissement dans l’eau.

Ce vendredi-là, en compagnie de mes trois amis, se démarquait des autres. Rien ne laissait présager que cette journée ne serait pas comme les autres et que ce que je m’apprêtais à vivre resterait gravé dans ma mémoire, une expérience de vie.

Le match était très intense, j’avais transpiré démesurément, attendant impatiemment sa fin pour aller me rafraîchir dans l’eau. J’adorais nager à la plage d’Aïn Diab, même si celle-ci était réputée comme l’une des plages les plus meurtrières du Maroc. La règle d’or était d’éviter les endroits où l’eau est calme et de nager là où il y a des vagues.

J’étais le premier à plonger dans les vagues. Comme d’habitude, elles se succédaient à un rythme assez élevé. En sortant de l’eau, les cris d’un jeune à quelques mètres devant, à droite, ont attiré mon attention. Il se noyait et avait besoin d’aide. J’ai rapidement appelé mes amis en leur faisant signe, pointant ma main vers le jeune et criant : « Il se noie, il se noie. » Fort de mes compétences en natation, j’ai foncé vers lui sans hésitation, sans chercher à être un héros, mais simplement à tenter de le sauver.

L’adrénaline me faisait ramer comme un athlète, mais à mesure que je m’approchais, il semblait s’éloigner davantage. À un moment donné, j’ai regardé derrière moi pour vérifier si mes amis me suivaient, et j’ai réalisé que j’étais seul, loin du rivage. Paniqué, j’ai décidé de rebrousser chemin pour chercher de l’aide auprès des sauveteurs.

J’ai ramé sans relâche pendant quelques minutes, mais en levant la tête, j’ai constaté que je n’avançais guère. Ma panique montait, et la réalisation que j’étais pris dans un courant m’a frappé. Bien que je connaissais ce phénomène sous le nom de « Jerra » en dialecte marocain, je ne l’avais jamais expérimenté. J’ai compris des années plus tard son fonctionnement et son vrai nom, le courant de baïne.

J’avais oublié le jeune qui se noyait. En une fraction de seconde, j’ai vu sa tête émerger au sommet d’une vague naissante. Il peinait à la maintenir hors de l’eau. Pensant au pire, j’ai compris que je pourrais subir le même sort sans une solution rapide. On m’avait souvent dit de nager parallèlement à la côte pour sortir du courant et rejoindre une zone de déferlement des vagues. Malgré le stress mental et physique, cette mini progression ravivait une lueur d’espoir.

Je m’approchais petit à petit du rivage, apercevant mes amis accompagnés d’un membre de la protection civile et d’autres personnes. Ils les blâmaient vivement. Épuisé, je n’étais pas très loin, mais personne n’osait s’approcher. J’entendais l’un de mes amis proposer de former une chaîne, affirmant que c’était la seule solution, tandis qu’un autre soulignait les risques. À ce moment, j’avais arrêté de ramer, tentant simplement de flotter.

La décision fut prise : chacun se tenait par la main, formant une chaîne, et le dernier me tendait la main pour que, tous ensemble, ils me tirent hors de l’eau. Malgré mon épuisement, un mélange d’émotions m’a envahi, avec un sentiment de joie d’avoir été miraculeusement sauvé.

Mon cauchemar ne semblait vraisemblablement pas encore terminé. Au moment où l’on me sortait de l’eau, le monsieur de la protection civile ordonnait à deux maîtres nageurs d’aller enfin tenter de sauver le jeune qui s’était noyé plus tôt. En même temps, il se dirigeait vers moi avec un air très agressif. Il a tenté de me gifler et a commencé à m’insulter, proférant des termes tels que « fils de pute », « chien », etc. : « Pourquoi es-tu parti dedans ? Tu te prends pour qui ? Au lieu d’avoir un mort, on allait en avoir deux. Fils de chienne, tu te prends pour qui. » Mes amis sont venus à ma défense, l’insultant à leur tour.

Les maîtres nageurs, revenus rapidement, ont commencé à agresser physiquement l’un de mes amis, Mehdi. Ils l’ont assommé de coups, laissant du sang sur son visage. Moi, je suis resté bouche bée. Face à leur supériorité en âge et en force, même à trois, nous n’avions aucune chance contre eux. Nous avons été intimidés. Nous avons commencé à calmer les esprits et à présenter nos excuses, en particulier moi. J’ai exprimé mes regrets d’avoir agi inconsciemment, soulignant que mon seul et unique objectif était de sauver le jeune.

Soudainement, je me suis rendu compte qu’avec cette tournure des événements, nous avions oublié le jeune. J’ai demandé aux maîtres nageurs ce qui lui était arrivé. « Il a été pris par le courant et on l’a perdu de vue, » m’a répondu l’un d’eux. « Que Dieu ait son âme, » a ajouté l’autre. Mes yeux étaient presque remplis de larmes. Quelqu’un venait de perdre la vie. Les maîtres nageurs semblaient dénués d’émotion, comme si la scène était très normale. Ils sont partis ensemble comme si de rien n’était.

Une personne vient de perdre la vie, mais personne ne semble s’en soucier. Personne ne demande même si elle était seule ou accompagnée. Il n’y avait personne autour de nous. C’était le coucher du soleil. Nous avons trouvé un tee-shirt et des sandales, que nous avons supposé être à lui. Je suis rentré chez moi, mais cette expérience est restée gravée dans mon esprit vingt ans plus tard. Chaque instant est visualisé, chaque pensée reste présente.


Après plusieurs années de recul, j’ai compris que cet acte de bravoure, bien que motivé, aurait pu me coûter la vie. Mon expérience a été un véritable cauchemar, d’abord en me noyant dans les eaux de Aïn Diab, puis en raison de l’agression que j’ai subie et de la perte de vie du jeune.

Depuis 2003, des efforts considérables ont été déployés par les responsables locaux pour limiter les risques liés aux noyades à Aïn Diab. Il est crucial, avant tout, de sensibiliser les estivants au phénomène du courant de baïne. Ce dernier demeure méconnu de nombreuses personnes. Il est essentiel de le comprendre, d’être conscient des dangers qui y sont associés, de savoir reconnaître les baïnes et surtout comment s’en sortir. Il est également primordial d’offrir une formation continue aux maîtres nageurs et aux agents de la protection civile, dont le rôle est de sauver, aider et rassurer les personnes en détresse.

L’intervention des maîtres nageurs et des agents de la protection civile revêt une importance cruciale dans ce contexte. Mon expérience n’était pas anodine. J’étais à un doigt de perdre la vie et j’ai vu quelqu’un la perdre. C’est un véritable traumatisme pour un jeune qui venait de passer à l’âge adulte.