C’était une journée ensoleillée et splendide de juillet dans les années 90. Comme tout jeune de mon âge, je savourais pleinement les vacances. Cette journée revêtait une importance particulière puisque nous attendions la visite de deux de mes tantes, ce qui impliquait également la présence de cousins et cousines.

Lorsqu’ils sont arrivés chez nous vers 18 heures, ils avaient prévu de passer la nuit. Alors que je me trouvais dans le salon avec l’un de mes cousins, plus jeune que moi de 4 ou 5 ans, ma mère m’a interpellé pour me demander de faire une course qu’elle avait oubliée. J’ai proposé à mon cousin de m’accompagner, et il a accepté avec enthousiasme.

En rentrant, nous avons croisé un garçon résidant dans mon quartier. Il était plus âgé que moi et sa stature était nettement plus imposante que la mienne. Nos interactions ont toujours été rares voir nulles, et je n’avais que peu de connaissances sur lui. Il a tenté d’arracher la casquette de mon cousin. J’ai dû intervenir d’abord gentiment et ensuite, en criant et en l’insultant pour le persuader de restituer la casquette. Cela a été efficace. Malgré quelques échanges tendus, et l’intervention d’adultes, nous sommes revenus à la maison en toute sécurité.

Une heure plus tard, je suis sorti seul et l’ai croisé à nouveau avec deux de ses complices. Il n’avait pas pardonné mes insultes et m’a directement agressé physiquement cette fois-ci. Mon orgueil m’avait joué un mauvais tour. J’ai décidé de riposter et de me défendre. La situation a dégénéré, et il avait l’avantage d’être plus grand et plus fort. Les coups qu’il m’a portés étaient vraiment douloureux. En un instant, il a fait un croche-pied et m’a poussé simultanément. Je suis tombé sur le dos, ma tête a heurté violemment le trottoir.

Généralement, ce genre de confrontation à cet âge (13-14 ans) se terminait lorsque l’un réussissait à mettre l’autre à terre. Malheureusement, ce n’est pas ce qui s’est produit ce jour-là. J’ai été sonné, et j’ai à peine réussi à voir son talon se diriger vers mon visage avant de perdre connaissance. Je n’ai aucun souvenir de la suite. Lorsque j’ai rouvert les yeux, j’ai été surpris de constater que mon t-shirt blanc était couvert de sang. J’avais mal partout sur le visage et j’ai eu du mal à me relever, mais heureusement, quelques jeunes de mon quartier m’ont aidé.

Ma vision altérée indiquait clairement que j’avais été victime d’une agression brutale. Cela s’est confirmé en constatant la réaction choquée de ma cousine lorsque j’ai franchi la porte. Un cri involontaire s’est échappé de sa bouche, ajoutant une dimension poignante à la gravité de la situation. Tous les membres de la famille présents se sont précipités vers moi en criant, demandant : « Qu’est-ce que tu as ? Qui t’a fait ça ? » Face à ces questions, je me suis dirigé vers le miroir pour constater moi-même les dégâts. Ayant honte que l’on continue de me regarder et me voir dans cet état, je me suis enfermé dans la salle de bain.

Mon visage était entièrement gonflé, marqué par des bosses qui s’étaient formées sur chaque partie de mon visage. Des teintes bleu violacé entouraient mes yeux. J’avais été défiguré, et j’avais mal partout. 

Ma mère, frappant avec insistance à la porte, criait pour que je lui ouvre. J’ai vu mon père, bouche bée, dépassé par cette scène irréelle. Ma mère s’est introduite dans la salle de bain et m’a pris dans ses bras en me demandant : « Dis-moi, mon fils, qui t’a fait ça ? Est-ce que c’est quelqu’un que tu connais ? Il faut qu’on le sache. On ne peut pas laisser passer ça. Il faut qu’on lui refasse son éducation » (cette expression en dialecte marocain fait référence au commissariat de police). Mes parents, comprenant ma souffrance, avaient le cœur brisé. 

Ma mère était déterminée à obtenir justice après cette agression. Finalement, j’ai révélé le nom de mon agresseur, et ma mère m’a pris en demandant à le conduire jusqu’à sa maison. Une fois là-bas, elle a été surprise de constater que c’était un voisin. 

Frappant à leur porte, c’est sa tante qui a ouvert. Elle a été prise au dépourvu par le ton élevé de ma mère, qui criait que son enfant m’avait agressé. La tante a répondu en affirmant que ma mère devait se tromper de maison, comme elle n’a pas d’enfants, mais j’ai intervenu en affirmant que non, c’était Miloud (prénom fictif). 

« Il nous crée tout le temps des problèmes ce bâtard, on a vraiment assez de lui. » a laĉhé la tante. Elle a appelé la grand-mère et l’oncle de mon agresseur. La grand-mère nous a supplié d’entrer, et sous son instance ma mère a fini par accepté. Elle lui a demandé de voir ce que son petit-fils m’avait fait. J’étais gêné et j’avais honte. Ma mère leur a clairement signifié qu’elle envisageait de déposer plainte auprès de la police, considérant comme inacceptable que leur fils m’ait agressé sans raison apparente. 

L’oncle est allé chercher mon agresseur et a commencé à le frapper devant nous, exigeant des excuses. En parallèle, la grand-mère justifiait que le fils avait été abandonné par son père, sa mère, hôtesse de l’air, étant rarement présente et ayant émigré aux États-Unis. Elle poursuit que celle-ci cherchait désespérément un moyen de le ramener chez elle. La grand-mère a expliqué qu’elle était dépassée par cet enfant à problème et qu’elle ne serait pas en mesure de faire face à une plainte. 

La tante s’excuse également et supplie ma mère de ne pas porter plainte. Pendant ce temps, l’oncle continue de frapper agresseur et lui demande de présenter des excuses. Il s’approche de moi en me demandant pardon, affirmant qu’il ne voulait pas en arriver là. Je me rends compte aujourd’hui que j’étais dans un état lamentable, et que j’ai été confronté à mon agresseur dans l’heure qui a suivi l’agression. 

Sa famille cherchait l’empathie et la compréhension de ma mère envers la situation de cet enfant délaissé, selon leurs dires. Cependant, cela ne relevait clairement pas de mon ressort. Si mon agresseur a été délaissé par ses parents, cela ne justifie en aucun cas qu’il déverse sa haine sur moi. En fin de compte, leur demande de clémence a eu de l’effet sur le grand cœur de ma mère. Elle a fini par céder et m’a juste pris par le bras et on a quitté. 

Cette nuit-là, je n’ai pas réussi à dormir, non pas à cause de la douleur physique que je ressentais au niveau du visage, mais en raison de la douleur mentale. Dans mon esprit d’enfant, je me projetais déjà dans l’avenir, anticipant les moqueries de jeunes de mon âge et redoutant éventuellement de devenir la cible d’autres agressions. J’ai refait mille et une fois le scénario de mon agression. Je culpabilisais parce que j’avais choisi de le confronter. 

Le lendemain, je me lève avec un visage défiguré, ressentant des douleurs partout. Le rassemblement familial s’était transformé en une atmosphère où je devenais le centre des discussions. J’avais honte qu’on me regarde, qu’on me pose des questions sur mon état, qu’on me demande comment j’allais, si j’avais mal, etc. Après le petit déjeuner, je me suis isolé dans la chambre de mes parents. Mes tantes sont finalement parties avant midi.

Mon père, souhaitant ne pas me déranger, m’avait laissé tranquille. Ma mère, n’ayant pas cette capacité, était beaucoup plus présente et venait souvent me voir pour me consoler. Au milieu de l’après-midi, quelqu’un a frappé à notre porte, c’était la tante et la grand-mère de mon agresseur. Elles sont venues prendre des nouvelles. Conformément à la tradition marocaine, elles avaient apporté du yogourt et des bananes. À la différence de ma mère, compréhensive, j’avais pour ma part un début de haine, ne sachant pas à ce moment-là qu’il allait prendre beaucoup plus d’ampleur dans les semaines qui allaient suivre.

Les quatre jours suivants, je me suis renfermé sur moi-même, et j’avais honte de sortir et que quelqu’un voit mon visage. Je repensais tout le temps au soir de l’agression. Les mêmes interrogations revenaient à chaque fois. Je tentais de comprendre ce que j’avais pu lui faire concrètement pour subir cette agression brutale. L’origine de la haine qu’il avait manifestée à mon égard ce soir-là restait pour moi une énigme. J’aurais réellement pu perdre la vie ce soir-là.  À ce jour, je n’ai pas trouvé de réponse, et je ne souhaite même pas en connaître. 

À partir du cinquième jour, le besoin de sortir commençait déjà à me manquer, mais je n’étais pas encore prêt. Un après-midi, en regardant depuis notre balcon, j’ai vu mon agresseur en train de rire et s’amuser avec ses amis. Sa vie était normale, tandis que la mienne était bouleversée. J’étais enfermé chez moi. Ma mère en avait pris connaissance et l’avait partagé avec mon père. Ce dernier avait décidé dans la soirée de m’emmener, le lendemain, passer quelques semaines chez ma grand-mère paternelle à la campagne. Aujourd’hui, je comprends sa sage décision qui visait à m’éloigner de cet environnement toxique et à m’aider à tourner la page.

C’est pendant ce séjour chez ma grand-mère que ma véritable métamorphose a débuté. 


En écrivant ce récit, j’ai réalisé que : 

  • mon frère aîné n’était pas à la maison le soir de l’agression et je n’arrive nullement à remémorer où il était.
  • mes parents étaient là pour m’aider dans cette expérience traumatisante avec les outils et les moyens dont ils disposaient.
  • je n’ai pas été faire des radios ou voir un médecin. Cependant, ma tante du côté maternel, qui était une professionnelle de la santé, est venue le lendemain de l’agression prendre mes nouvelles et me donner des crèmes et des antidouleurs.

Aujourd’hui, près de trois décennies après les faits, beaucoup de progrès ont été réalisés, et les agressions de ce genre sont traitées différemment.