Je m’envole vers Casablanca pour un voyage qui s’est ajouté à mes plans il y a seulement deux semaines. Étant donné la courte durée de mon séjour, j’ai décidé d’apporter quelques vêtements que je ne porte plus au Maroc. En parcourant ma garde-robe, j’ai constaté que certaines pièces sont laissées de côté en raison d’une fermeture éclair défectueuse ou d’un pantalon déchiré.

Ce périple offre alors une opportunité idéale d’allier l’utile à l’agréable. J’ai l’intention de confier ces réparations à des couturiers marocains, non seulement pour bénéficier de leur expertise, mais aussi pour profiter de tarifs avantageux.

À Casablanca, j’avais l’habitude de fréquenter un couturier à Derb Ghallef. Cependant, cette fois-ci, en raison du temps limité et pour éviter les embouteillages, j’ai décidé d’explorer un endroit différent, situé à seulement 8 minutes en voiture de chez moi : le Souk Baladi de Ain Chok. Mon objectif est de maximiser ce déplacement en accomplissant plusieurs choses. Outre la réparation de mes vêtements, j’ai également prévu de changer la pile de ma montre et d’acheter un tajine.

J’ai souvent franchi les abords de ce souk, mais jusqu’à présent, je n’ai jamais eu l’occasion de m’y attarder pour véritablement découvrir tout ce qu’il recèle. Ce déplacement offre l’occasion parfaite d’explorer les différentes facettes de ce souk.

Une fois sur place, j’y allais par ordre de priorité et aussi par facilité. Cela signifiait commencer par changer la pile, ensuite déposer les habits chez un couturier(ière) et enfin aller acheter un tajine en attendant la réparation des habits.

À l’intérieur du souk, je découvre des marchands de fruits et légumes, des boutiques de bijoux en or, des vendeurs d’épices, offrant une variété infinie de produits. Les ruelles ressemblent à un labyrinthe avec des entrées et des sorties partout.

Cherchant un réparateur de montres (en dialecte marocain : moule lamagane), je demande à un jeune qui me dirige vers une boutique à moins de 2 mètres. Je salue le monsieur en lui disant « salam », et il répond : « wa 3alaykom salam ».

L’homme, écoutant le Coran, arbore une barbe et le symbole du dollar sur son franc. Il est à la fin de la quarantaine, conférant ainsi une aura de maturité et de spiritualité à sa personne.

Aucune montre démontée ni équipement spécifique n’étaient visibles. En plus de vendre des montres chinoises, il proposait aussi du matériel électronique basique comme des radios.

« Changez-vous les piles des montres ? Avez-vous les outils pour les ouvrir ? » lui ai-je demandé.

« Oui, bien sûr. Donnez-moi simplement votre montre, » répondit-il.

Mon intuition me laisse penser que le monsieur n’est peut-être pas un expert en montres, contrairement à un autre que je connais à Derb Ghallef depuis mon enfance.

Il extrait une petite boule rouge qui ressemble à un objet anti-stress et la presse contre le couvercle de la montre. En tentant de l’ouvrir, il constate que cela ne fonctionne pas. Il murmure, ‘Hmm, ce n’est pas le bon outil.

Observant que la montre possède un boîtier clipsé, il sort cette fois-ci un couteau d’ouverture équipé d’une lame en acier. N’ayant pas une grande confiance en cela, je lui demande instamment de faire preuve de la plus grande prudence, car je tiens beaucoup à cette montre. Au lieu de déclipser délicatement le couvercle, l’homme tente de l’ouvrir avec force, effectuant plusieurs tentatives avant de réussir. Le couvercle s’échappe alors brusquement et tombe à mes pieds. En le ramassant, je constate une égratignure bien visible. Je lui fais remarquer qu’il a égratigné ma montre.

Avec un sang-froid impressionnant, il me répond : ‘On a toujours ce problème avec les montres noires.’

Je n’en revenais pas. Peu importe ce que je dirais, cela ne changerait pas le fait que ma montre est désormais égratignée. Je lui demande simplement de changer la pile et de remettre le couvercle. En réponse, il assure : Ne t’inquiète pas, nous ferons tout pour vous satisfaire, et je vais même réparer l’égratignure. Il remet le couvercle, puis sort un vernis à ongles noir.

Ce monsieur n’a pas cessé de m’impressionner. Il teinte le couvercle et prend un mouchoir, y met sa salive, pour essuyer le vernis qui déborde. Face à cette situation, j’ai demandé avec un sourire qu’il me restitue ma montre accompagnée d’un mouchoir. Par précaution, j’ai appliqué un peu de désinfectant. Après l’avoir remercié, je lui demande s’il y a un couturier dans les environs. Il me questionne sur mes besoins, et je lui explique que je souhaite changer des fermetures éclair et réparer des déchirures de pantalon. Il m’informe alors qu’il y en a plusieurs à droite, sur la première rue.

Je découvre deux commerces de couturiers, le premier à ma droite détenu par un homme et le deuxième à ma gauche appartenant à une femme. M’approchant de la femme, je lui expose mes besoins. Cependant, elle me fait savoir qu’elle n’a pas de disponibilité aujourd’hui. Elle me dirige alors vers l’homme en face d’elle, mais celui-ci, sans prendre le temps de comprendre ma demande, décline simplement en raison d’un retard accumulé suite à une coupure d’électricité plus tôt dans la journée.

Avec courtoisie, je lui demande s’il y a d’autres alternatives dans le marché. Il me guide alors vers des couturiers situés à l’extérieur du souk, ouvrant la voie à de nouvelles possibilités.

Je suis les indications qu’il m’a données, mais je ne trouve pas la boutique du couturier. Je demande à un passant de me guider, et il me dirige vers une ruelle à environ 20 mètres. Cependant, même à cet endroit, je ne repère pas le magasin. Alors, je demande à une autre personne qui me lance en dialecte marocain : ‘Tu veux la frime (la3ya9a) ou l’efficacité?’ Je réponds ‘efficacité’. Il me conseille alors de traverser la route, de revenir au Souk, de me rendre à l’autre bout de l’endroit où j’étais au début, de monter trois marches, et en face, je trouverai Ibrahim, un homme très expérimenté.

Sur le chemin, je repère un marchand de Chabakia. Après un moment d’hésitation, je cède à la tentation. Je lui demande une chabakia (0,10 $), et il me remet généreusement 5 ou 6 chabakia, les prenant cependant avec les mains nues. Pour me convaincre que ce n’est pas dégoûtant, je me rappelle en avoir déjà mangé pendant mon enfance avec une harira. Je prends finalement une et je lui retourne les autres.

Je m’approche des trois marches et repère Ibrahim, un homme barbu, derrière lui une femme voilée. Naturellement, je choisis de m’adresser à la dame. J’ai compris par la suite que les deux louaient un espace indépendamment l’un de l’autre. La dame, nommée Fatiha, était très sympathique. Lorsqu’elle me demande ce dont j’avais besoin, je sors les vêtements de mon sac et lui explique minutieusement ce que je veux. Ainsi, pour le coupe-vent et un pantalon, j’ai besoin de réparer les fermetures éclair, et pour un autre pantalon, j’aimerais coudre des déchirures.

Elle m’explique qu’une solution optimale serait de remplacer intégralement la fermeture éclair du pantalon, entraînant un coût de 1,3 $. Quant à la réparation de la fermeture éclair du coupe-vent et du pantalon déchiré, le tarif est de 1 $ chacun. Ainsi, le total s’élève à 3,3 $. Je lui dis que je suis prêt à payer 5 $ si je peux avoir l’ensemble dans l’heure qui suit. Elle n’y voit aucun inconvénient, et le marché est conclu.

En attendant que le tour de magie soit accompli, je décide d’aller prendre un café à côté. Le plus proche se trouvait en face du Souk, mais l’odeur de la cigarette m’en dissuade. Je décide donc de me diriger vers un autre café. Celui-ci, à l’instar du premier, disposait d’une grande terrasse avec une imposante télévision diffusant un match en direct entre le Wydad Athletic Club de Casablanca, mon club de cœur, et l’Association Sportive des Forces Armées Royales.

Je demande un café moitié-moitié (en dialecte marocain : nass nass). Des personnes vendant différents produits tels que des biscuits, du chocolat, des mouchoirs, défilent. On a l’impression que c’est une forme de mendicité, car certains demandent de l’argent si on n’achète rien. Parmi ces personnes, j’aperçois un vieil homme dans le début des soixante-dix ans qui vend des paquets de mouchoirs. Il les pose sur chaque table occupée. Arrivant à ma table, il lâche un sourire, me salue et pose un paquet de mouchoirs. Son visage est marqué par les rides du temps, témoignant de nombreuses expériences et de longues journées passées à travailler dur.

De la terrasse, il était évident que personne n’avait acheté ces mouchoirs. Pourtant, à ma grande surprise, aucune trace de déception ne se lisait sur son visage. Au contraire, son expression demeurait imperturbable, comme s’il avait prévu cette tournure des événements.

Après avoir récupéré les mouchoirs à ma table, « C’est combien? » lui demandai-je, curieux du coût. « 0,15 $, » répondit-il avec une politesse tranquille. Je lui lance avec un petit sourire malicieux, « Et si je vous propose 0,1 $, ça marche? » À ma surprise, il acquiesce avec un haussement de sourcil complice, « Aucun problème. »

Son consentement joyeux à accepter un prix réduit pourrait indiquer un contentement caché derrière la formalité apparente de la situation. On dirait que, dans cette modeste transaction financière, nous avons partagé un instant de complicité, rompant brièvement les barrières entre nous.

Je lui demande alors de patienter pendant que je fais de la monnaie pour lui remettre les 0,15 $. Il n’avait pas saisi que dans ma tête, je souhaitais le récompenser pour sa flexibilité et son contentement, des valeurs plutôt rares de nos jours. Il refuse de manière très aimable, en précisant que Dieu le récompensera. « Dieu te récompensera, c’est sûr, mais juste attends deux minutes. » Il s’approcha de moi et murmura, « Je te jure qu’il n’y a aucun problème. On parle de 0,05 $, et même si c’était plus, ou que tu n’avais pas d’argent, Dieu me récompensera dans tous les cas. Quelqu’un d’autre paiera 0,20 $, un autre 0,10 et ainsi de suite. Certains compensent pour les autres, et Dieu est grand. »

Je lui demande alors de s’asseoir à côté de moi avec insistance. Avec curiosité, je lui demande s’il est pressé, et il répond par la négative, affirmant qu’il a tout le temps et qu’il fait le trajet à pied jusqu’à son domicile. Intrigué, je l’interroge sur son point de départ et celui d’arrivée. Il m’explique qu’il a entamé sa marche depuis Bin Lamdoune, traversant l’intégralité d’Ain Chok. Son itinéraire prévoit de longer le boulevard El Khalil jusqu’au boulevard Mohamed 6. Il allait prendre  par la suite l’avenue Commandant El Harti (chari3 chjar) pour rejoindre son quartier à Moulay Rchid. Il compte explorer tous les cafés qui jalonnent son chemin, et il en reste une vingtaine à faire.

Chaque jour, le vieil homme bataillant arpente les rues de Casablanca avec une détermination infatigable, couvrant environ 20 kilomètres à pied. Il visite méticuleusement les cafés, offrant ses mouchoirs à un prix modique. Son visage ridé raconte l’histoire de nombreuses rencontres et de luttes, mais sa volonté inébranlable illumine chaque étape de son trajet quotidien.

Interagir avec des individus comme lui injecte une véritable essence d’humanité et de connexion dans ma vie. Chaque histoire partagée, chaque acte de générosité devient une source précieuse qui enrichit mes expériences quotidiennes.

En lui remettant une petite baraka, je lui exprimai ma gratitude, et avec un sourire sincère, il s’éloigna pour continuer son chemin.

En jetant un coup d’œil à l’heure, j’ai réalisé que le moment convenu avec Fatiha, la couturière, était déjà passé. Une fois chez elle, elle m’informa qu’elle n’avait pas fait le coupe-vent, car il était nécessaire de changer toute la fermeture éclair. Elle ne voulait pas procéder sans avoir obtenu ma validation préalable.

Sur un ton humoristique, je lui fis savoir qu’elle avait toute l’autonomie nécessaire pour prendre les décisions qui s’imposent en ce qui concerne la réparation de mes habits. Curieuse, elle voulait savoir pourquoi mes fermetures éclair étaient abîmées. Avec une touche d’humour, je lui expliquai que celles-ci étaient souvent les victimes de mes moments d’énervement, et que malheureusement, mes vêtements en faisaient parfois les frais.

Elle partage des anecdotes sur son frère, soulignant avec humour que son caractère ressemble étrangement au mien. Elle raconte avec amusement que son frère, tout comme moi, avait l’habitude de se lâcher sur ses vêtements, demandant ensuite à leur mère de les réparer. Elle ajoute que son comportement avec sa femme est radicalement différent. Elle précise qu’il ne s’énerve jamais et ne lève jamais la voix.

Il est agréable de constater que notre échange a pris une tournure très sympathique et amical. Je me suis souvenu du tajine que je voulais acheter, alors je lui ai demandé où je pouvais trouver un vendeur de tajine. Elle m’a dit que les magasins étaient derrière le souk, mais ils sont probablement déjà fermés à cette heure-ci.

C’est décidé, je me suis aventuré malgré tout. Un monsieur était en train d’emballer sa marchandise et de fermer son commerce. En lui demandant s’il pouvait me vendre un tajine, il a répondu avec enthousiasme. Il m’a rapidement présenté trois modèles différents, et le choix était évident. J’ai payé 3,5 $ pour un tajine qui promet de concocter les meilleurs plats dans la nature québécoise.

Je suis retourné voir Fatiha qui était en train de finaliser la couture de la fermeture éclair. En inspectant son travail, j’ai remarqué une petite imperfection. Elle m’a recommandé de passer du fer et a assuré que cela réglerait la situation.

Sortant 7 $ de ma poche, je lui ai demandé combien cela coûtait. Elle m’a simplement dit « donne tout ». Sans hésitation, j’ai obtempéré, la remerciant pour sa sympathie et sa gentillesse.


En quittant le Souk baladi de Ain Chok, je me sentais enrichi. Cette expérience a souligné la richesse des échanges avec des personnes provenant de divers horizons et de différentes classes sociales. Que ce soit à travers la générosité d’un vendeur de mouchoirs ou les anecdotes d’une couturière, ces interactions m’ont rappelé la valeur de la diversité humaine.

Les échanges avec des individus de différents milieux enrichissent nos vies de manière singulière, mais ils créent également des ponts d’ouverture d’esprit et d’innovation, transcendant les frontières sociales pour former une trame complexe mais fascinante de notre existence commune.

Cette réflexion sur mon parcours, depuis mon immigration au Canada jusqu’à mes retrouvailles occasionnelles avec mon côté sociable au Maroc, souligne la complexité des échanges interculturels. Bien que le Québec soit une terre accueillante, la communication sur des sujets personnels et parfois sensibles peut représenter un défi.

Chaque opportunité de retrouver ma sociabilité au Maroc devient une précieuse occasion de renouer avec la diversité des échanges humains, rappelant la richesse que peut apporter la connexion avec des personnes de divers horizons et de différentes cultures.