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Au fil du temps, j’ai pris conscience que la relation que j’entretenais, en tant que conseiller financier, avec les clients dépassait largement le simple cadre professionnel. J’étais convaincu que la valeur des liens sociaux, qui occupe une place centrale dans la vie des Marocains, jouait un rôle prépondérant dans mes relations avec les clients.

Mon parcours professionnel se poursuivait et les apprentissages aussi. Un autre de mes souvenirs les plus marquants est celui d’Oussama et Majda (des faux noms), un jeune couple propriétaire d’une entreprise spécialisée dans l’importation de divers produits en provenance de Chine. J’avais fait leur connaissance lors de mon passage dans une succursale, située dans un quartier commercial de Casablanca, ayant duré plus qu’un mois. 

Oussama, un homme élégant de grande stature, aux cheveux noirs. Il devait être dans la première moitié de la trentaine. Originaire du nord-est du Maroc, il dégageait une impression de timidité. Majda, une jeune femme voilée au style soigné, dans la fin de la vingtaine et originaire d’une région du centre du pays. À l’inverse, elle affichait une assurance notable, créant ainsi un équilibre intéressant au sein de leur duo dynamique.

Dès ma première semaine, j’avais remarqué la présence quotidienne du couple, arrivant à bord de leur Mercedes noire (dont je ne me rappelle plus du modèle), pour effectuer diverses opérations bancaires. Les transactions allaient du simple dépôt à la signature d’engagements d’importation. 

Après avoir sympathisé avec eux, j’ai compris que chacun avait un rôle bien défini au sein de l’entreprise. Oussama, responsable de l’acquisition des produits auprès des fournisseurs chinois, était également chargé de leur mise en marché locale. En parallèle, Majda se consacrait aux volets administratif, recouvrement et comptable de l’entreprise. Leur collaboration efficace reflétait une répartition des tâches judicieuse, contribuant ainsi au succès de leur entreprise d’importation.

Le couple possédait un compte personnel commun ainsi qu’un compte société, où Oussama assumait le rôle de gérant, tandis que Majda détenait une procuration. Leur complicité exceptionnelle faisait d’eux l’incarnation du couple parfait. Oussama, bel homme de grande taille, venait du nord-est du Maroc, tandis que Majda était originaire d’une région du centre du pays.

Un vendredi en début d’après-midi, Majda vient me voir pour obtenir des dollars américains dont son mari a besoin en prévision de son voyage en Chine. Celui-ci est prévu le lendemain, pour une durée de deux semaines. Heureusement, la somme demandée était disponible dans nos caisses. Elle remet son passeport à mon collègue, responsable de la caisse, afin d’y apposer le montant reçu, tel que prévu par l’office des changes. En souhaitant un bon voyage à son conjoint, je l’ai salué et elle est partie paisiblement. 

Lundi matin, elle est arrivée de bonne heure, accompagnée de son fils âgé de 5 ans. Elle a exprimé le souhait d’ouvrir un compte personnel et s’est informée sur le délai nécessaire pour recevoir un carnet de chèques, à quoi je réponds 72 heures en moyenne. Avant de partir paisiblement, elle a demandé le solde du commun et de celui de la  société.

Deux jours après, soit mercredi, elle m’a contacté pour savoir si son carnet de chèques était arrivé. Je réponds par la négative, expliquant que Bank Al-Maghrib doit d’abord mener une enquête pour vérifier qu’elle n’a pas eu d’incidents antérieurs, une procédure généralement d’une durée de 48 heures maximum. Je lui propose de la rappeler lorsque celui-ci sera prêt. Elle m’explique que c’est très important, et qu’elle a une transaction à effectuer qu’elle ne veut pas réaliser depuis le compte commun.

Le lendemain, jeudi, en fin de journée vers 16 heures, le carnet de chèques est arrivé, et je l’ai immédiatement informée. Elle a souhaité venir le chercher sur le champ afin d’effectuer une transaction, sans préciser laquelle. Ayant l’habitude de répondre aux demandes favorablement des clients importants, je demande à mon collègue de ne pas fermer la caisse. 

Arrivant dans les trente minutes suivant l’appel, accompagnée de son fils, elle récupère son carnet de chèques et demande que l’argent disponible sur les comptes commun et de société soit transféré sur son compte personnel. Elle termine en signalant qu’un chèque crucial devrait être débité de son compte personnel dans les jours qui suivent et que nous devons le traiter sans incident. Nous la rassurons en affirmant que nous ferons de notre mieux pour garantir une transaction fluide.

Mardi de la semaine suivante, nous recevons un chèque d’un montant à sept chiffres au nom d’un notaire. Nous la contactons pour l’informer de la réception du chèque tant attendu, et elle confirme que c’est le bon. Le chèque est payé sans problème.

Bien que l’ouverture d’un compte personnel et le transfert de l’ensemble des fonds du couple vers celui-ci semblent inhabituels, nous ne pouvions pas imaginer une trahison, compte tenu de la complicité évidente du couple.

La semaine suivante était marquée par le retour d’Oussama de la Chine. Il est venu le mardi matin à la banque pour faire signer des engagements d’importation. Il profite pour demander un retrait et il a été surpris de constater qu’il n’y avait pas d’argent sur les comptes commun et de la société. On a compris qu’il n’était pas au courant des manigances de sa conjointe pendant son absence. Il avait l’air de quelqu’un qui s’est fait avoir. Il tentait de l’appeler, mais ne recevant pas de réponse, il regagne sa voiture et part en urgence.

Il est revenu quelques heures plus tard, pénétrant le bureau de ma collègue avec des larmes aux yeux. Nous faisions face à une situation déchirante, peinés de voir un homme de son âge et de sa stature si bouleversé. Il venait de réaliser qu’il avait tout perdu. Il a crié à plusieurs reprises « Elle m’a tout pris, elle m’a tout pris.». Nous tentions de le calmer en lui assurant qu’il devait y avoir une explication, mais il répondait catégoriquement que non. Il précise qu’aucune explication ne pouvait justifier la perte totale qu’il venait de subir. En sanglots, il ajouta, «On m’a déjà averti, et c’est moi qui ai commis l’erreur de lui faire confiance».

Désespéré, il nous accuse de l’avoir aidé et demande l’annulation immédiate des virements. Nous lui expliquons doucement et calmement, exprimant de l’empathie, que nous n’étions pas au courant de la situation. Nous soulignons que, grâce aux procurations qu’il a signées, sa femme a le droit d’effectuer diverses transactions sur les comptes communs et professionnels, y compris les retraits de l’entiereteé des sommes disponibles. Malgré son air abattu, il implore : « Annulez au moins les virements, vous en êtes capable. » Nous lui expliquons avec regret qu’il est impossible d’annuler des transactions de cette nature.

La situation la plus délicate a été lorsqu’il a demandé si l’argent était toujours sur le compte de sa femme, et que nous avons dû lui répondre que malheureusement, ces informations étaient confidentielles. C’est à ce moment précis, que sa femme est entrée. Elle ne montrait aucune hésitation. Craignant un scandale dans la succursale, nous l’avons rapidement conduite dans le bureau du directeur, qui était absent au moment des faits. 

En la voyant, il a commencé à répéter inlassablement : « Remets l’argent sur le compte, avant que ce soit trop tard pour toi. ». Il poursuit, « C’est mon argent, ce sont mes efforts, mes économies de plusieurs années. » Elle répond avec assurance, « C’est mon argent aussi et celui de mes enfants. » Désespéré, il se retourne vers nous et nous demande de la supplier de remettre l’argent. Elle lui répond, « L’argent n’est plus là, je l’ai déjà utilisé. C’est l’argent de mes enfants. »

Les jours qui ont suivi n’étaient pas de repos, car il cherchait un recours pour récupérer l’argent. Il souhaitait obtenir des conseils et savoir si des situations similaires s’étaient déjà produites. Personnellement, cette expérience était une première pour moi, et sur le coup, je n’arrivais pas à croire qu’elle était réelle. Ma collègue répond par la négative à son questionnement. Étant neutres, nous ne pouvions prendre parti pour l’un ou l’autre, et nous lui avons à chaque fois suggéré de discuter directement avec elle.

Les deux étant en conflit, nous avons agi en tant qu’intermédiaires. Ils nous appelaient pour transmettre des messages, parfois des accusations et parfois des menaces. Nous étions contraints de filtrer et de rester neutres lorsque nécessaire.

Nous avons finalement compris que Majda avait utilisé l’argent pour acheter une maison à étages avec un garage commercial. Il nous a supplié de la convaincre d’ajouter son nom dans sur le titre foncier. Sa femme a catégoriquement refusé sa demande. Elle a fini par tout mettre à son nom. 

Nous avons appris de Majda que son mari a fini par rassembler ses affaires et est parti vivre chez des amis. Nous lui avons continuellement demandé de maudire le diable (en dialecte marocain : n3li sheitan). Elle répondait, souvent, « L’humain est le diable (sheitan howa bnadam). ». Je vais le laisser exprimer sa frustration, il finira par se soulager et reviendra apaisé.

La semaine suivante, j’ai été muté dans une autre succursale, mais j’étais extrêmement curieux de suivre leur histoire. J’appelais régulièrement ma collègue pour savoir s’ils se sont réconciliés. Les mois passant, la réponse était souvent négative. J’ai fini par lâcher prise, et à ce jour, j’ignore si ce couple, initialement synonyme de complémentarité et de complicité, puis d’exemple de trahison, s’est réconcilié.

Cette expérience a été l’une des plus marquantes de ma carrière au sein de la banque, bien qu’elle ne fût pas la seule. À plusieurs reprises, j’ai été témoin de conflits de couples vécus par des clients, cherchant à se confier et à solliciter des conseils. Je suis devenu un coach personnel, un confident psychologique, voire un ami proche. Dans la majorité des cas, ma perception et ma façon de raisonner différaient complètement de celles de mes clients. Souvent, je me contentais d’écouter, les laissant prendre leurs propres décisions.