Découvrez le chapitre 4 du récit Métamorphose d’un jeune (à venir) →
Comme prévu, je me suis réveillé tôt ce matin-là, impatient de partir à la campagne avec mon père. J’ai pris soin de mettre ma casquette et de la rabaisser légèrement pour dissimuler les traces encore visibles des coups sur mon visage. Notre destination était la maison de ma grand-mère à Mediouna, une localité aux abords de Casablanca.
Avant d’entamer le trajet, une tradition bien ancrée nous a conduit à faire un arrêt au café ARIHA, situé sur le boulevard Smara à Casablanca. Cette pause gourmande était une habitude qui perdure depuis plusieurs années.Comme à l’accoutumée, j’ai commandé un chocolat chaud accompagné d’une chocolatine (pain au chocolat).
Environ 30 minutes après avoir repris la route, nous sommes finalement arrivés à notre destination. Avant de franchir l’entrée de la maison, je me suis accordé un moment pour contempler paisiblement les champs verts qui entouraient la propriété, formant un tableau naturel d’une beauté captivante. L’atmosphère tranquille était marquée par l’odeur des bovins et des sons apaisants émis par les pigeons et les poules.
Les deux chiens de garde fidèles, Rex et son compagnon dont le nom m’échappe à présent, se sont approchés avec enthousiasme, prêts à jouer. Leur accueil chaleureux a contribué à renforcer l’atmosphère familière de cet endroit particulier. J’observais attentivement chaque détail de mon environnement, captivé par la vie rurale qui s’épanouissait autour de moi. Plongé dans cette expérience sensorielle riche, j’entends soudainement la voix de ma grand-mère m’appeler : « Comment vas-tu, sidi SI.S.A ? » « Je vais bien, Alhamdulillah, » répondis-je, avant de rentrer dans la maison.
À l’intérieur, je me sentais quelque peu gêné, choisissant un coin discret dans une pièce éloignée des regards de mon oncle, de sa conjointe et de leur enfant. À un certain moment, j’ai été appelé pour partager un moment autour d’un thé et des messamen(une sorte de crêpes marocaines). Étonnamment, personne ne semblait prêter attention aux traces sur mon visage.
On m’a invité à participer à la discussion, et des blagues étaient échangées de part et d’autre. Au fil du temps, j’ai réussi à surpasser l’inconfort initial, et ma gêne s’est progressivement dissipée. Je me suis progressivement comporté de manière plus détendue, tout en conservant ma casquette légèrement rabaissée. L’avant midi s’est ensuite déroulée dans une atmosphère familiale paisible.
Après le départ de mon père, malgré la chaleur accablante, j’ai décidé de sortir prendre de l’air et me balader un peu. Je me suis dirigé vers un bassin d’eau situé au cœur de la terre agricole familiale et qui est alimenté par l’eau du puits. Bien que ce bassin soit réservé à l’irrigation, j’y trouvais souvent refuge et rafraîchissement en y plongeant pour nager.
À proximité, j’ai croisé des garçons de mon âge que je connaissais, Driss, Kabour et Maati. Ils ont rapidement remarqué les traces sur mon visage. »Qui t’as fait ça ? Que s’est-il passé ? », m’ont-ils demandé avec préoccupation. J’ai expliqué avec gêne que j’avais été agressé par un individu plus grand que moi. Ils ont alors exprimé leur sympathie et leur soutien. Cependant, ils semblaient curieux de connaître les détails et ont voulu savoir comment j’avais réagi pour me défendre et me venger. C’était la première fois que quelqu’un évoquait ce sujet avec moi depuis l’agression.
Ils étaient tous déçus d’apprendre que je n’avais rien fait et que je me positionnais comme une victime. J’avais comme excuse que le gars était plus âgé et plus solide. « Je lui aurais cassé la tête avec n’importe quel objet », lançait l’un d’eux, « je l’aurais frappé avec un bâton », ajoutait un autre. Ils ont à tour de rôle exprimer leur opinion sur la façon dont il aurait réagi s’ils étaient à ma place. Sentant le besoin de justifier ma réaction, j’ai répliqué « Je ne suis pas un clochard comme lui’’.
Ils n’ont pas arrêté de me taquiner, mais ce n’était clairement pas de la moquerie. Ils exprimaient leur solidarité, mais considéraient que je devais me venger. L’âge ou la taille n’étaient pas des facteurs, c’était plutôt une question de courage et de cœur selon eux. La discussion ouverte de l’agression avec eux avait été bénéfique, surtout parce qu’il n’y avait pas eu de jugement.
Le soir avant de dormir, j’ai repensé à l’agression, mais aussi à mes discussions avec les gars plus tôt dans l’après-midi. À ce moment-là, je ne savais pas que leurs paroles continueraient de résonner dans mes oreilles tout au long de la nuit et les jours suivants.
Je me demandais souvent si je manquais de courage et de cœur, ce que j’aurais dû faire pour éviter cette agression, comment j’aurais dû réagir pendant l’agression, et ce que j’aurais dû faire le lendemain. Ces questions tournaient en boucle dans ma tête, alimentant mes réflexions sur mon rôle dans cette situation. Le sentiment de culpabilité, bien que moins intense que les premiers jours, demeurait encore présent.
Les journées à la campagne m’aidaient considérablement dans ma guérison. Elles étaient bien remplies, débutant très tôt le matin. J’accompagnais souvent ma grand-mère à son poulailler pour nourrir ses volailles. Celui-ci était situé à côté d’une étable qui appartenait à mon père à l’époque. J’en profitais également pour apporter mon aide à une employée dans son travail, suivant une routine bien spéciale.
Dès 4h30 ou 5h du matin au plus tard, elle entamait sa journée en nourrissant le bétail. Ensuite, elle nettoyait l’étable, évacuant le fumier dans une brouette qu’elle vidait à l’arrière de l’étable. Les dernières tâches consistaient à traire les vaches et à remettre le lait à un grossiste qui venait le chercher au prix de 24 centimes le litre. Je retournais vers 7h30 à la maison pour partager un petit déjeuner avec le reste de la famille.
Un autre employé, mon cousin éloigné Akram, arrivait vers 9h pour prendre en charge l’irrigation des plantations. De manière similaire, je passais une grande partie de la matinée avec lui, et finalement, c’était moi qui m’occupais des travaux d’irrigation. L’utilisation régulière de la binette formait des durillons sur mes mains, me conférant aux yeux de l’entourage une véritable identité d’agriculteur. Cette routine quotidienne ne se contentait pas de remplir mes journées ; elle me procurait également un sentiment d’accomplissement et de connexion avec la nature.
En début d’après-midi, lorsque la chaleur était souvent intense, mes amis et moi marchions sur près d’un kilomètre pour atteindre un vieux figuier au milieu d’une terre agricole appartenant à une famille berbère. Grimper comme des singes, nous passions beaucoup de temps à nous amuser jusqu’à ce que le propriétaire tente de nous attraper et nous chasse de sa terre.
Vers 17h, les premiers jours, j’accompagnais Akram, chargé d’aller chercher de l’eau potable à une source voisine. Il utilisait une brouette pour transporter deux gros bidons. Rapidement, je suis devenu responsable de cette tâche et j’ai apprécié ce rôle, qui me permettait notamment de développer ma force physique. Une fois l’eau ramenée à la maison, je me rendais sur un terrain de football en argile où je retrouvais tous les jeunes du village pour jouer des matchs jusqu’au coucher du soleil.
Il y avait souvent des altercations entre jeunes, mais rien ne ressemblait à mon expérience vécue. C’était principalement de la lutte, basée sur la capacité à soulever l’adversaire et le faire tomber par terre. Les plus âgés intervenaient souvent pour séparer, transformant ces situations en des échanges amicaux et des différends mineurs.
C’est sur ce terrain de foot que j’ai assisté à la bataille de Driss, l’un des gars que j’ai croisé lors de mon premier jour à la campagne et qui, comme les autres, m’avait taquiné en lien avec mon agression. Il s’était battu devant mes yeux contre un garçon plus grand et lourd venant d’un village voisin. Il l’avait soulevé et l’avait mis rapidement à terre comme s’il était une petite mouche. Il a répété cela pendant quelques minutes et l’avait contrôlé comme si c’était un gamin. De petite taille, Driss avait le visage couvert de poussière d’argile. Dans le feu de l’action, les trous de son nez s’élargissaient comme ceux d’un taureau enragé.
Impressionné par la scène, je suis parti le voir en lui lançant : « D’où est-ce que tu as sorti cette force ? » Il m’a répondu : « C’est ça que je te disais l’autre jour, cœur et courage, cœur et courage. » J’ai répondu en rigolant : « Tu vas me donner ton secret, n’est-ce pas ? » C’est ainsi que j’ai commencé à apprendre la lutte à la campagne avec Driss et d’autres gars de mon âge. Je rentrais tous les soirs couvert d’argile et de saleté. Mon oncle me faisait souvent la remarque en me comparant avec les gars de la campagne, prétendant que j’étais un gars de la ville censé être propre.
L’un des soirs, j’ai regardé un film asiatique sur la chaîne 2M, je crois. Ce film a marqué le début de ma véritable métamorphose. L’histoire parlait d’un jeune homme qui avait été agressé par un groupe de jeunes de son âge. Il a été adopté par la suite par un maître karatéka. Ce dernier lui a enseigné les techniques nécessaires pour se venger dans le cadre d’une compétition de karaté. Ce qui m’avait particulièrement intéressé dans ce film, c’était le développement physique du jeune agressé grâce à ses entraînements intensifs. Il se levait tôt le matin, courait et soulevait des sacs de sable.
L’histoire de ce jeune ressemblait à la mienne, à l’exception que j’ai été agressé par un seul garçon. Ce film, combiné aux paroles de Driss (courage et cœur), était une source d’inspiration et une référence pour ma métamorphose. Je me suis rendu compte que j’avais deux choix, pas un troisième. Soit je m’écrase et je fais profil bas face à l’agression vécue, soit j’obtiens justice par moi-même. J’ai choisi la deuxième option.
Dès le lendemain matin, ma routine avait changé. J’ai commencé ma matinée par une course autour de la maison. Ensuite, j’ai rempli un sac de sable que j’ai accroché à l’entrée de l’étable. Je passais beaucoup de temps à frapper ce sac en imaginant le visage de mon agresseur. J’ai continué à faire les travaux d’irrigation, à aller chercher l’eau potable, et à pratiquer la lutte en fin de journée avec Driss.
Mon séjour de guérison s’est vite transformé en un camp d’entraînement. Ce changement était non seulement physique, mais aussi mental. Je me sentais de plus en plus fort et déterminé. J’avais une seule idée en tête : devenir solide et revenir à Casablanca pour prendre ma revanche. Je provoquais des disputes avec des jeunes du village juste pour me tester et expérimenter les techniques de Driss. Je savais pertinemment que personne ne pouvait s’aventurer et me frapper. Les gens avaient du respect pour ma famille.
À mesure que le temps passait, je m’améliorais, mais est-ce que c’était suffisant pour battre mon agresseur qui était beaucoup plus grand et surtout agressif ? Aujourd’hui, je sais que la réponse est clairement non, mais j’ai été tellement influencé par les paroles « cœur et courage » et mon film asiatique que j’étais persuadé que j’en étais capable.
J’étais convaincu que le croche-pied qui m’avait fait tomber sur la tête lors de ma première agression était la cause de ma défaite. Je pensais que si je l’avais mis à terre en premier, j’aurais eu l’avantage, et la situation aurait été différente. Je développais minutieusement ma stratégie pour ma revanche, imaginant chaque détail. Je passais en boucle différents scénarios dans ma tête : comment j’allais l’aborder, qu’est-ce que je lui dirais, comment je tenterais de le rassurer avant de le frapper. De plus, je prévoyais de prendre un bâton avec moi au cas où la situation tournerait mal.
Après un séjour de 3 ou 4 semaines à la campagne, je me sentais presque guéri de mon agression. Ma vengeance allait permettre de compléter ma guérison, de tourner la page et d’éviter toute future intimidation. Je devais me forger une sale réputation pour que tout le monde m’évite dans le quartier. Je comptais réussir ce pari d’abord grâce à mon cœur de lion et mon courage, puis avec mes entraînements et les techniques de lutte apprises avec Driss. Je me sentais physiquement transformé, pensant avoir développé des muscles, alors qu’en réalité, j’avais perdu du poids. C’était une force purement mentale.
Mon père était venu samedi rendre visite à ma grand-mère et par la même occasion me ramener chez nous à Casablanca. Sur le chemin du retour, j’étais assis à l’arrière de la voiture. J’ai passé tout le trajet à réfléchir à un moyen de l’éloigner de notre quartier. J’avais alors mis au point un plan consistant à passer par l’un de ses amis présents le jour de l’agression. Mon intention était de lui demander de le rencontrer, dans le but de résoudre nos différends de manière sincère. Je ne savais pas à ce moment que cette personne allait me raconter en détails ce qui s’est produit pendant mon évanouissement.
En rentrant chez moi, personne n’a abordé ce sujet avec moi. Remarquant que j’avais une bonne mine, tout le monde pensait que l’agression était derrière moi. Cependant, de l’intérieur, j’avais une haine et une envie de me venger qui était fatale. Déterminé, le lendemain en fin d’après-midi, je suis allé sonner chez l’ami de mon agresseur. Son père a ouvert et je lui ai demandé si son fils était présent. Il l’a appelé et je pouvais voir la surprise sur son visage en me voyant à leur porte.